La main et le cerveau (31/01/2011)

Yves Simon, Romancier, auteur et compositeur (1) , vient d'écrire un très beau texte pour la dernière livraison de sa chronique dans Le Monde du week end (édition du 30.01.11).

 

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Intitulé  "les attrapeuses  de mots"  cet article intrigue dès le début  :

"Avez-vous déjà assisté à l'écriture, par un journaliste, de l'article qu'il doit rédiger en toute urgence, ou encore, fait plus rare, regardé un écrivain concentré sur le chapitre d'un roman déjà commencé et qu'il continue d'écrire sans discontinuer ? Tel un Philippe Petit s'apprêtant le 7 août 1974 à relier, debout sur son filin d'acier, les deux tours du World Trade Center de New York, chacun sait qu'il va circuler au-dessus du vide, dans le ciel et l'azur, que personne ne peut lui venir en aide, qu'il est seul avec son destin et son dessein "

(...)

Ce que l'on ignore, c'est que parfois, et souvent, son cerveau a hésité, il n'a pas trouvé au centième de seconde le mot qui lui manquait, adjectif ou substantif... Pourtant, on a pu apercevoir sur l'écran celui-ci en train de s'écrire. Où est l'astuce, où est le chaînon manquant qui à l'instant a permis que le mot oublié se soit si vite retrouvé ? Réponse : le cerveau plus les mains, là est l'alliance mystérieuse de l'écriture en train de s'écrire. Les mains ont anticipé et exécuté ce que le cerveau n'avait pas programmé.

(....)

L'Américaine Siri Hustvedt, dans son dernier livre, La Femme qui tremble (Actes Sud) rend compte d'une étrange expérience d'écriture développée par des patients qui avaient eu à subir une lésion cérébrale les empêchant d'avoir accès à des pans entiers de leur mémoire. On eut l'idée de les faire travailler, non avec les mots sortis de leur bouche, comme dans l'analyse, mais avec des mots sortis de leurs mains : ils allaient écrire. Titre de l'exercice, en hommage à Pérec : "Je me souviens". A la fin de l'expérience, et face au nombre inattendu de menus faits, d'odeurs, de couleurs, de visages et d'instants ressuscités, les patients s'aperçurent avec étonnement qu'ils avaient écrit quantité de mots rattachés à des souvenirs qu'ils avaient crus à jamais rayés de leur mémoire, ou qu'ils n'avaient pas revisités depuis des décennies : pourtant ceux-ci étaient bel et bien réapparus sous leurs doigts. Autrement dit les mains, telles des machines à mémoire, avaient conservé en souvenir des événements ou objets que le cerveau avait disqualifiés ou oblitérés.

(...)

Seconde expérience, personnelle celle-là. Il y a quelques semaines une plaque de verglas parisienne me fit chuter sur le bord d'un trottoir de la rue Mazarine, derrière la coupole de l'Académie française (ce qui était de très mauvais augure quant à mon "immortalité") et me fractura le poignet droit.

(...)

Lorsque je lus le livre de Siri Hustvedt (qui est l'épouse de Paul Auster) et pris connaissance de l'expérience "Je me souviens", j'en conclus que j'étais amputé de la part imaginative et créatrice de ma main droite, ma main d'usage, qu'elle n'était plus le filet de protection fécond qui apportait, en un éclair, le mot qui manquait à mon cerveau, m'obligeant à sans cesse interrompre le flux de l'écriture. Il fallait s'y résoudre, j'étais devenu un infirme provisoire de la vie et un poussif de l'écrit"

Il est tout à fait rassurant de voir que les artistes savent, comme toujours accompagner voire devancer les intuitions de la science.

Nous oublions trop souvent que nous sommes des êtres cinétiques y compris (surtout ?) lors de nos pratiques les plus créatives. C'est notamment pour cela que les interfaces graphiques  de type Iphone / Ipad sont fondamentales. Demain les écrivains retrouveront la profondeur d'une plume d'oie numérique (rappelez vous les pleins et les déliés) sans les inconvénients.

 

(1) Romancier, auteur et compositeur, il a reçu le prix Médicis pour "La Dérive des sentiments", et le grand prix Chanson de l'Académie française pour l'ensemble de son oeuvre discographique. Roman à paraître : "La Compagnie des femmes", chez Stock.(texte de présentation du Monde)

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